L'humanisme classique, et son impasse du 20ème siècle.

       

    Voici un exemple, bref mais instructif, d'accident historique corrigé. En effet, avant de se réduire à un concept fourre-tout et flouté dans la seconde partie du 20ème siècle, l’humanisme occidental dit classique avait été un mouvement culturel développé principalement du milieu du 19ème jusqu'au milieu du 20ème siècle, sur la base de travaux de philosophes européens du 18ème et du 19ème siècles, partiellement étayés par des références à des penseurs gréco-romains antiques, et à des penseurs de la Renaissance (qui ne se désignaient pas encore eux-mêmes comme humanistes).

    Mais malgré la qualité de ces sources, ce mouvement a rapidement révélé des faiblesses, notamment à travers les oppositions et les positions contradictoires de certains de ses principaux initiateurs. En 1846, par exemple, P-J. Proudhon utilisait politiquement le terme humanisme en tant que "doctrine qui prend pour fin la personne humaine", tout en s’opposant au fait que certains nouveaux humanistes tendaient à déifier l’espèce humaine, mais il se perdait dans des controverses de détail, notamment avec Ludwig Feuerbach qui voyait dans l'humanisme une religion de l'avenir, donc plus qu'une simple doctrine. Ernest Renan, dans ses Pensées de 1848-1890, confirmait lui aussi sa "conviction que la religion de l'avenir sera un pur humanisme". Mais l'humanisme historique n'a jamais été une religion, et n'a jamais été structuré pour le devenir.

   Cela justifiait notamment que Karl Marx, qui opposait la raison naturelle à la religion, ait pu présenter en 1844 et 1845 le communisme comme un humanisme et un naturalisme, puis comme un humanisme réaliste, puis comme un humanisme naturaliste (il disait "naturalisé", converti à la nature). Ce qui aurait pu constituer une contribution précursive intéressante au futur éco-humanisme du 20ème siècle. Mais cela ne s'est pas fait, car pour rester en cohérence avec sa vision matérialiste, scientifique, et laïque, du communisme, et peut-être aussi par méconnaissance, Marx n'a pas tenu compte de la dimension spirituelle, des riches racines anciennes, et des apports orientaux, d'un humanisme historique plus large et en évolution mondiale. Comme la plupart des autres philosophes contestataires du 19ème siècle, il s'est référé surtout à certaines expressions européennes humanistes matérialistes de la Renaissance et du 18ème siècle, elles-mêmes étant concurrencées par un ésotérisme chrétien peu compatible, mais prétendant lui aussi au label humaniste, le tout étant sans perspective ni analyse culturelle suffisantes pour dépasser ces oppositions.

   Cette méconnaissance occidentale restrictive, et ces contradictions internes, diluaient l'image publique de l'humanisme du 19ème siècle. Et les apports ultérieurs du personnalisme et de l'existentialisme n'ont pas atténué, bien au contraire, la dilution de ce qui était revendiqué ainsi comme humanisme, ni ses ambigüités en matière de religiosité. Au point qu'au 20ème siècle, le célèbre écrivain transfuge russe Soljenitsine a critiqué l'humanisme marxiste qu'il constatait en Russie et ailleurs, au motif que ce n'était pas assez ouvert à la spiritualité religieuse (chrétienne en l'occurrence). Une spiritualité humaniste ni marxiste ni religieuse, mais néanmoins féconde, lui semblait inconcevable. Ce qui pouvait se comprendre selon son référentiel historique, puisque l'approche philosophique du fait humain et de l'Etre humain avait été déjà biaisée, et contradictoire, au 18ème siècle et pendant la Révolution française (1789), surtout parmi les encyclopédistes, Voltaire et Beccaria étant par exemple particulièrement contestés, et accusés d'hypocrisie utilitariste. Et les apports spirituels asiatiques ne lui paraissaient pas, à l'époque, assez compatibles avec sa conception occidentale chrétienne de l'humanisme.

    En outre, de multiples autres oppositions picrocholines nuisaient à la cohérence conceptuelle de penseurs occidentaux qui ne prenaient pas assez en compte le sens évolutif profond et la trajectoire de l'humanisme historique, malgré leurs références à certains penseurs anciens. Il manquait une relation suffisante à l'intérêt général humain en adaptation évolutive permanente, et donc au développement prospectif de l'espèce. Ses principaux contributeurs, presque exclusivement masculins, raisonnaient par conséquent selon des schémas culturels occidentaux sans perspective suffisante, et incompatibles avec ceux d'autres grandes cultures.

    Ce mouvement est ainsi resté affaibli à la fois par ses contradictions internes, par ses limites de pensée occidentales, et par ses contours et ses contenus trop vagues. Emile Littré, créateur d'un dictionnaire éponyme renommé, se limitait à le définir en 1874 comme une "théorie philosophique qui rattache le développement historique de l’humanité à l’humanité elle-même",  et d'autres définitions relevaient tout autant du truisme ou de la tautologie. Au cours du 20ème siècle, les faiblesses du mouvement se sont donc accentuées au lieu de se résorber, à cause notamment d’une cohérence restée insuffisante parmi ses contributeurs, mais aussi de graves aberrations futuro-technologistes (principalement trans-humanistes), et d’un centrage excessif sur l’Etre humain et la personne humaine (avec un personnalisme chrétien ambigü), sans réciprocité équilibrée et organisée avec l’ensemble humain évolutif et proactif (la Maison humaine commune).

    Dans ces conditions, des incompréhensions, puis des dérives et des abus, se sont succédés, jusqu'à ce que cet humanisme non-cohésif et imprécis soit finalement instrumentalisé par des lobbies plouto-impérialistes occidentaux, pour produire une exemplarité sociétalement déstructurante, dissimulée dans un mélange "politiquement correct" de droit-de-l’hommisme et de laïcité hypocrites, aboutissant à de préoccupantes dissonances cognitives dans l'opinion publique. Le qualificatif humaniste tendant à être appliqué à tout et à son contraire, de multiples formes incohérentes et contradictoires d'un tel humanisme ont proliféré, dans tous les sens et dans tous les recoins de la pensée perturbée de l'époque, jusqu'à ce que le terme ne signifie plus rien de compréhensible pour la grande majorité des gens, à l'opposé de la consistance pourtant structurante et auto-correctible du patrimoine culturel humaniste historique.

   Une reprise saine de la transmission de ce grand patrimoine a heureusement pu être réalisée depuis les années 1970 par le courant cohésif moderne de l’éco-humanisme, structurellement tenu à l’abri des impostures, des détournements, et des aberrations, et réintégrant -notamment à travers une écologie raisonnable- une dimension scientifique complémentaire incontournable, non contradictoire avec un éveil spirituel, basé toutefois plus sur une excellence culturelle partagée que sur un ésotérisme mystique de telle ou telle religion théiste. L'éco-humanisme a ainsi pu relayer avec succès une trajectoire et un contenu particulièrement cohérents et fiables d'un humanisme historique évolutif d'utilité mondiale, hors des défaillances temporaires occidentales.

 

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